L’utilisation des pesticides en agriculture moderne a permis d’augmenter les rendements et la production alimentaire. Cependant, leur utilisation intensive a conduit à leur diffusion dans l’environnement et à leur accumulation dans la chaîne alimentaire. En effet, lorsqu’ils sont épandus sur les cultures, une partie des pesticides est entraînée par ruissellement dans les eaux de surface. Les pesticides se retrouvent donc inévitablement dans le milieu aquatique.
Les poissons sont particulièrement vulnérables à la contamination par les pesticides. En tant qu’espèces situées en haut de la chaîne trophique aquatique, ils sont exposés aux pesticides par bioaccumulation et bioamplification tout au long de la chaîne alimentaire. De plus, leur caractère lipophile favorise l’accumulation des pesticides organochlorés dans leurs tissus adipeux.
Cet article présente l’impact des pesticides sur les poissons dans les milieux aquatiques et plus spécifiquement dans le lac Léman. Il aborde les problématiques suivantes:
- Les sources de contamination des poissons par les pesticides
- Les effets toxiques des différentes classes de pesticides
- Les résultats de la surveillance de la contamination dans le lac Léman
- Les risques pour la santé humaine
- Les solutions pour réduire l’impact des pesticides
Les sources de contamination des poissons par les pesticides
Les pesticides utilisés en agriculture conventionnelle constituent la principale source de contamination des poissons. Lorsqu’ils sont pulvérisés sur les champs, une partie seulement est absorbée par les cultures. Le reste peut s’évaporer dans l’air, s’accumuler dans le sol ou être entraîné par ruissellement vers les eaux de surface lors des pluies. Certains pesticides sont très solubles dans l’eau et se retrouvent donc facilement dans le réseau hydrographique. Les pratiques agricoles sont donc un facteur déterminant de la contamination des poissons. La proximité des zones agricoles intensivement traitées avec les cours d’eau accroît les risques de diffusion des pesticides.
Les différentes classes de pesticides
Plusieurs familles de pesticides ont été associées à la contamination des poissons:
- Les organochlorés (insecticides comme le DDT, le lindane, etc.)
- Les organophosphorés (insecticides comme le malathion, le chlorpyriphos, etc.)
- Les carbamates (insecticides comme le carbofuran, le méthiocarbe, etc.)
- Les triazines (herbicides comme l’atrazine, la simazine, etc.)
- Les urées substituées (herbicides comme le diuron, l’isoproturon, etc.)
- Les pyréthrinoïdes de synthèse (insecticides comme la deltaméthrine, la cyperméthrine, etc.)
Les organochlorés ont été massivement utilisés dans les années 1950-1970 avant que leurs effets néfastes sur l’environnement et la santé humaine soient démontrés. Bien qu’interdits depuis les années 1970-1990, ils sont toujours détectés dans l’environnement en raison de leur grande persistance.
Les mécanismes de bioaccumulation et de bioamplification
La contamination des poissons par les pesticides est accentuée par les phénomènes de bioaccumulation et de bioamplification le long de la chaîne trophique aquatique:
- La bioaccumulation désigne l’accumulation progressive de substances toxiques dans un organisme. Elle résulte d’un déséquilibre entre la quantité assimilée et la quantité éliminée.
- La bioamplification correspond à l’augmentation de la concentration d’une substance le long d’une chaîne alimentaire. À chaque maillon trophique, la concentration dans les tissus augmente car les organismes accumulent la totalité de la quantité ingérée.
Ainsi, les pesticides présents dans les eaux contaminées sont absorbés par le phytoplancton et les algues. Ils sont ensuite transmis aux organismes se nourrissant de ceux-ci, puis à leurs prédateurs, et ainsi de suite jusqu’aux maillons supérieurs que sont les poissons. Les concentrations en pesticides peuvent être un million de fois plus élevées dans les tissus des poissons que dans le milieu aquatique.
L’influence des caractéristiques des poissons
Certains poissons sont plus sensibles que d’autres à l’accumulation des pesticides:
- Les poissons gras (saumon, truite, anguille, etc.) accumulent davantage les pesticides liposolubles tels que les organochlorés.
- Les prédateurs situés au sommet de la chaîne alimentaire (brochet, perche, etc.) sont plus contaminés du fait de la bioamplification.
- Les poissons benthiques en contact avec les sédiments (barbeau, brème, etc.) sont plus exposés aux pesticides qui s’accumulent dans les sédiments.
- Les poissons sédentaires vivant toute leur vie dans la même zone sont plus contaminés que les poissons migrateurs.
L’âge, la taille et le sexe influencent aussi les niveaux de contamination. Les individus âgés, de grande taille et femelles présentent généralement des taux plus élevés.
Les effets toxiques des pesticides
Les pesticides provoquent des effets toxiques chez les poissons qui peuvent être létaux ou sublétaux:
Effets létaux
- Mortalités massives lors de contaminations aiguës
- Diminution de l’espérance de vie
Effets sublétaux
- Physiologiques : inhibition des enzymes, stress oxydatif, troubles ioniques et respiratoires, etc.
- Comportementaux : modification du comportement natatoire et alimentaire, etc.
- Reproduction : perturbation endocrinienne, infertilité, malformations, etc.
- Immunité : immunotoxicité, sensibilité accrue aux maladies, etc.
- Génotoxicité : dommages à l’ADN, mutations, etc.
- Cancérogénicité : augmentation des tumeurs
Ces effets dépendent de la toxicité du pesticide, de la dose et de la durée d’exposition. Ils peuvent survenir dès les premiers stades de développement embryonnaire et larvaire qui sont les plus sensibles.
À long terme, la contamination chronique des poissons par les pesticides peut entraîner une diminution des populations par mortalités directes ou réduction du succès reproducteur. Elle peut aussi modifier la structure des communautés de poissons en favorisant les espèces les plus résistantes.
La contamination des poissons du lac Léman
Le lac Léman est un lac alpin de 582 km2 situé à la frontière franco-suisse. C’est le plus grand lac d’Europe occidentale. Il abrite une quarantaine d’espèces de poissons parmi lesquelles les salmonidés (omble chevalier, corégone, truite, etc.), les percidés (perche, brochet, etc.) et les cyprinidés sont les plus communs.
Des campagnes régulières de surveillance de la contamination des poissons sont menées par la Commission Internationale pour la Protection des Eaux du Léman (CIPEL) depuis les années 1970. Plusieurs familles de polluants organiques persistants sont analysées : mercure, PCB, dioxines, HAP, PBDE, organochlorés, etc. Six espèces de poissons sont ciblées : omble chevalier, corégone, brochet, truite lacustre, perche et lotte.
Résultats des analyses dans les chairs de poissons
Le mercure
Les niveaux de mercure mesurés en 2012 dans les poissons sont faibles, avec des moyennes de 47 à 250 μg/kg selon les espèces. Ces concentrations sont largement inférieures à la limite réglementaire européenne de 500 μg/kg. Aucune tendance à la hausse n’est observée depuis les années 1970.
Les PCB et dioxines
Des teneurs élevées en PCB de type dioxine sont trouvées chez l’omble chevalier. Six individus sur 20 dépassent la limite réglementaire européenne. L’omble est particulièrement contaminé du fait de sa position en haut de la chaîne trophique et de sa forte teneur en matières grasses. Les autorités sanitaires évaluent si la taille maximale autorisée de 39 cm pour la commercialisation doit être révisée.
Les PBDE (retardateurs de flamme)
Toutes les espèces présentent des résidus de PBDE comprised entre 2 et 7 ng/g. Les concentrations n’ont pas significativement varié depuis 2008. Bien qu’il n’existe pas de limite réglementaire, cette contamination est préoccupante en raison de la persistance et de la bioaccumulation des PBDE.
Le PFOS (composé perfluoré)
Le PFOS est retrouvé dans la majorité des échantillons à des teneurs de 11 à 140 ng/g. L’omble chevalier est l’espèce la plus touchée. Ces niveaux ne présentent pas de risque sanitaire aigu selon les recommandations de l’EFSA. Néanmoins, une surveillance est nécessaire pour ces composés bioaccumulables.
Les HAP, HCB et organochlorés
De faibles concentrations en HAP, HCB et organochlorés (inférieures à 4 ng/g) sont mesurées. La situation est jugée satisfaisante pour ces polluants dont l’usage est interdit depuis plusieurs décennies.
Les risques pour la santé humaine
Bien que les concentrations actuelles dans les poissons du Léman soient globalement rassurantes, la présence de ces polluants n’est pas sans risque pour la santé humaine:
- Certains pesticides sont reprotoxiques, mutagènes ou cancérigènes avérés ou suspectés (HAP, dioxines, etc.)
- Le caractère persistant et bioaccumulable des organochlorés et PBDE laisse craindre une concentration progressive dans l’organisme humain.
- L’exposition prolongée à de faibles doses par la consommation fréquente de poissons contaminés peut entraîner des effets toxiques.
- L’effet « cocktail » de l’association de multiples résidus est mal connu et pourrait potentialiser la toxicité.
- Les fœtus, nourrissons et enfants constituent une population particulièrement vulnérable.
Même si les concentrations sont en-dessous des limites réglementaires, il est recommandé aux populations à risques (femmes enceintes, jeunes enfants, grands consommateurs de poissons, etc.) de diversifier leur alimentation et de limiter leur consommation de certains poissons (omble chevalier, anguille, barbeau, etc.) réputés plus contaminés.
Les solutions pour réduire l’impact des pesticides
Les pesticides constituent une menace globale pour les écosystèmes aquatiques. Malgré leur interdiction, les polluants historiques persistent et de nouvelles molécules se révèlent préoccupantes. Il est donc crucial de réduire drastiquement l’usage des pesticides et leur transfert vers les milieux aquatiques.
Solutions préventives
- Promouvoir l’agriculture biologique et la réduction des pesticides en agriculture conventionnelle
- Favoriser les techniques alternatives de lutte intégrée contre les ravageurs
- Aménager des zones tampons enherbées le long des cours d’eau pour réduire les transferts de pesticides par ruissellement
- Traiter les eaux contaminées par ozonation ou charbon actif pour éliminer les pesticides avant rejet dans les milieux
- Informer et sensibiliser la population, les collectivités, les agriculteurs et les jardiniers amateurs aux risques des pesticides
Solutions curatives
- Surveiller régulièrement la qualité des eaux et la contamination de la faune piscicole
- Restaurer la morphologie des cours d’eau, renaturer les berges et préserver les zones humides pour favoriser l’épuration naturelle
- Réintroduire des espèces de poissons sensibles aux pesticides comme bioindicateurs de la qualité du milieu
- Interdire la commercialisation et la consommation des poissons présentant des teneurs excessives en pesticides
Conclusion
Malgré l’interdiction des polluants historiques, les poissons demeurent contaminés par un cocktail de pesticides. Leur persistance dans l’environnement aquatique et leur bioaccumulation dans les organismes posent un problème sanitaire et environnemental majeur. Une action résolue est nécessaire pour promouvoir une agriculture durable, limiter les apports diffus de pesticides et restaurer la qualité physique et écologique des milieux aquatiques. Seule une approche globale et intégrée permettra de préserver la faune piscicole et les écosystèmes lacustres fragilisés par plus d’un demi-siècle d’utilisation intensive des pesticides.
La surveillance ecotoxicologique doit être poursuivie pour suivre l’évolution de la contamination et déceler l’apparition de nouvelles molécules préoccupantes. Les efforts doivent aussi porter sur l’évaluation des effets cocktail et des conséquences à long terme de ces polluants sur la physiologie des poissons. Enfin, des recherches sont nécessaires pour développer des procédés efficaces d’élimination des pesticides dans l’eau et les sédiments contaminés.
La réduction drastique des pesticides de synthèse au profit de méthodes alternatives plus respectueuses de l’environnement est indispensable pour assainir durablement les écosystèmes dulcicoles et préserver la santé humaine.
Source :
https://www.cipel.org/wp-content/uploads/catalogue/micropolluants-poissons.pdf